Surface vivante

Bertrand Segers
  • Bertrand Segers © Porcher&Thomas
  • Bertrand Segers © Porcher&Thomas
  • Bertrand Segers © Porcher&Thomas

 Bas relief monumental réalisé sur les 3000 m2 de voiles aveugles en béton, façade intérieure, de la Halle aux Farines, Université Paris 7 Denis Diderot. 1% décoration dans le projet de réhabilitation de l'architecte Nicolas Michelin (agence ANMA). Photographies © Porcher&Thomas.

 

Bertrand Segers écrit en braille sur le nu des murs. Le mot « image », par exemple, ou le mot « écrit ». Et si ce dernier mot est trop long pour le pan de mur, il le raccourcit et ne garde que le « cri ». Le mot recèle, chaque poète le sait, une inépuisable plasticité.

Le braille lie les lettres de l’alphabet aux combinaisons d’une matrice de six points. Ces points estampés en relief les rendent tactiles et disponibles à une lecture sur le bout des doigts (comme on le dit de ce qu’on sait « par cœur »).

Mais le braille ne se réduit pas à la langue écrite des aveugles : un procédé plastique très beau transforme ici le bas-relief des sculpteurs en une rhapsodie de points, de pastilles hémisphériques en faible saillie sur le fond uni d’une paroi. A l’encodage du braille, Bertrand Segers préfère, pour les murs de la halle aux farines, un code intime et dépourvu de message explicite : sur l’enveloppe des amphithéâtres, il écrit le texte épidermique des menus accidents de la peau d’un corps aimé, grains de beauté, points de rousseur, cicatrices. Les points saillants de la peau deviennent la modénature des murs.

« J’ai couché ma femme sous la voûte de la halle aux farines »

« J’ai [envoûté] ma femme [sur la couche] de la halle aux farines »

[Envoûter. Mot venu de l’ancien français volt, vout : « visage, image ». Le mot signifie : 1° « représenter une personne par une figure de cire, de terre glaise, etc. dans le dessein de faire subir à la personne représentée [un] effet magique (…). 2° Exercer sur (qqn) un attrait, une domination irrésistible. (…) « Nous étions envoûtés par les gestes, les voix, le décor, tout ce prestige du théâtre » (Tharaud). Extraits du Petit Robert].

D’instinct, Bertrand Segers prononce des phrases aux résonances multiples : par-delà les jeux de langage, les mots qu’il touche semblent faits pour exprimer et signifier plus librement. « L ‘épaisseur de la langue… ne fait pas image », dit l’artiste à propos du braille. Et pourtant, c’est ici l’épaisseur de l’image (son relief, son grain) qui absorbe, en son abstraction muette, la vertu communicative de la langue.

La longue postérité de la « femme couchée » ou du « nu descendant l’escalier » ne s’est pas épuisée. Le double thème se perpétue sous les marques d’un diagramme discret, qui serait presque fondu dans la matière du mur s’il ne faisait rebondir sur le nu de la maçonnerie les signes d’une taxinomie poétique et plastique. L’idée d’un répertoire de la peau, dès lors qu’elle naît d’un désir prompt à investir tous les fragments de la mosaïque humaine, suggère cette transformation analogue : graphique, sculpturale, architecturale, à la manière du peintre, mais dans la sobriété anti-figurative qui caractérise le geste de Bertrand Segers.

Les points qui forment la signature du corps sont répartis en de hauts tableaux, dispersés au gré de cette surface d’inscription qu’offrent ensemble le bas-relief et le mur, à tous les degrés de ses niveaux superposés : s’ils ont cessé d’être mots, les points y demeurent matière d’expression, leur signification se résout dans ce « béton dessiné » que l’artiste appelle de ses vœux.

Car les voiles de béton n’impliquent aucune dureté s’ils sont perçus comme la surface sensible des murs, réagissant aux incidences de l’éclairage comme au rythme des sonorités ambiantes. Le long de l’enfilade des amphithéâtres, on imagine ces mots intimes qui ne disent pas leur nom, comme les « fragments d’un parcours amoureux » – si l’on ose parodier le titre du livre mémorable de Roland Barthes. Le discours amoureux, disait le sémiologue philosophe, « est peut-être parlé par des milliers de sujets (qui le sait ?) mais il n’est soutenu par personne ; il est complètement abandonné des langages environnants ».

Admettre en cheminant sous cette nef universitaire et le long de ses amphis la présence d’un « langage environnant » qui ferait écho d’une parole intime à la parole savante délivrée de l’autre côté de leurs parois, telle est au fond la suggestion de l’artiste. C’est l’épaisseur de l’image qui absorbe les bruissements de la langue, qui accueille la persistance des pouvoirs de l’écriture, y compris lorsqu’à la manière de très anciens idéogrammes, elle n’est plus lue ni déchiffrée

 

Jean Attali

Texte écrit en 2009  intitulé "Points saillants sur le nu des murs"

 

Vu à

Université Paris 7 Denis Diderot

Halle aux Farines

Esplanade Pierre Vidal-Naquet

75013 Paris

 

Site de Bertrand Segers

www.gloshmol.com