Scènes pittoresques

Placid
  • Harmonie en bleu et gris, huile sur toile, 27 x 35 cm, 2016 © Placid
  • La Joconde, huile sur toile, Placid, 2017, photographie© Arnaud Baumann
  • Les jeunes, huile sur toile, Placid, 2017 photographie© Arnaud Baumann

Scènes pittoresques (2015-2017, Harmonie en bleu et gris, huile sur toile, 27 x 35 cm, 2016 (© Placid), La Joconde, huile sur toile, 54x65cm, 2017 (photographie© Arnaud Baumann), Les jeunes, huile sur toile, 45x60cm, 2017 (© Arnaud Baumann)

 

Sur les territoires de l’œil, on s’attend à quelque coup de théâtre - effet dépeignant du mot pittoresque - ; quelque chose de cocasse et de trivial. (…) Hameçon mordu, promesse tenue, on en prend plein la vue. Le sourire court dans l’air. On l’attrape par l’ellipse pour le traduire - devant le tribunal de la culture - par un titre plus explicite : Tableaux pittoresques de la vie parisienne en 2017.

Les curieux sauront.

Toutes ces choses vues dans la rue et bien connues, où le déjà vu prend un air de jamais vu.
Une théorie de tableaux tout chauds, trempés dans l’huile et cadrés façon cinéma direct (à l’épaule). A chacun sa composition minutieuse, accordée à la chose observée ; à chacun sa trivialité, ses scintillements de couleurs.

Tohubohu de sensations, bombardement d’idées, jeu à prises multiples.
Pour exemple ce tout petit tableau planqué dans une toute petite niche soustraite au chahut : deux grosses paires de fesses jumelles en marche, bleues comme des oranges, moulées dans un djinn, galbe galvanisé par la proéminence plate du portable fiché dans la poche de derrière, que l’artiste a croquées mentalement puis rehaussée sur la toile avec les dards verts d’un soleil de Tati, un blouson acrylique à bas prix électrisant la mobilité fessière.

Une petite clef pour gamberger dare-dare l’histoire de l’art puisque le pari de Placid correspond à la définition du pittoresque donnée par l’Académie en 1732 : une « composition dont le coup d'œil fait un grand effet » (ici, un plan très serré). On sourit : rien de tape à l’œil, seulement le coup d’œil lui-même, son instant, que Placid nomme un croisement1 dans son labyrinthe autobiographique en ligne (http://toutplacid.tumblr.com/).

Le grand effet du coup d’œil détermine la recomposition de la chose vue. Une petite clef pour remonter le diable à ressort, la mécanique excitante des détails qui bombent et reluisent sous le pinceau à l’huile : l’empreinte du portable sur des fesses, ou dans la gestuelle des soliloques téléphoniques, et tant d’autres stigmates visuels des étendards standardisés – colifichets, piercings, tatouages, parures, coiffures, etc. jusqu’au design exhibitionniste des chaussures. Pièges à rétine, bijoux picturaux, éclats du désir - trouble du voir - clignotant dans le flux et le reflux des passants dans les rues, le rut (commercial) de Paris. Sensations familières enfouies dans l’inconscient des foules, telle le croisement de ces deux go parigottes ignorant Picasso :

Pimpante étrangeté, exotisme de proximité. On garde le sourire...

Et cet autre exemple : Harmonie en gris et bleu. Pour la facétie de la composition, la malice de l’observation ; pour l’enlacement du dessin à la peinture et ses effets imprévisibles - cette trouée bleue à la Magritte sur grisaille haussmannienne - ; pour la syntaxe des apparences, le poudroiement des détails pittoresques, leurs correspondances loufoques.

Pour la répétition du hasard objectif (vrai-faux) dans maintes autres variantes de paysage parisien - les jardins publics, les commerces, les bibliothèques, les bars, le métro, etc. – où les saillies furtives de la trivialité quotidienne sont restituées avec une sophistication d’orfèvre.

Toutes ces choses vues bien connues, où le déjà vu prend un air de jamais vu.
Tableaux édifiants comme les lithographies des albums de voyage d’autrefois, pointilleux comme des reportages - sans machine, ni littérature – mais qui, par les sortilèges de la peinture à l’huile, la reine des techniques, produisent des transports inattendus, voire inconnus dans le répertoire des émotions esthétiques. Une scène pittoresque dans un bar, une boulangerie, devient une peinture de genre. On pense un peu à Manet, hein ! Et aussi, glissant du réalisme au grotesque, aux déchaînements caricaturaux des comix underground. Ce culot, cette adresse à saisir le jargon anatomique, l’hystérie physionomique, la gestualité urbaine et la mobilité des apparences, tient sûrement de cette dernière école. Placid n’est jamais aussi fort que lorsqu’il fixe la théâtralité des postures ordinaires. (…) On retrouve dans cette série de Placid ses enjeux de style et d’observation, on garde le sourire en gambergeant sur les variations de perception.

L’accent Picasso de l’expressionnisme de Placid devient caoutchouteux, la grammaire caricaturale se gondole. Quelque chose du dessin animé passe. L’ironie de Placid est palpable, c’est le bling-bling du pauvre. Quelque chose du dandy pointe dans le mélange des pinceaux et des crayons. L’artiste « 24 / 24 », comme on dit en Afrique, que tout et rien inspire, au plaisir d’étonner et la satisfaction orgueilleuse de ne jamais être étonné.

Est-ce cela la peinture à l’huile ? Affirmatif ... comme éloge de la technique, patience de l’artisan ; comme vertu historique, respect de la tradition jusqu’à la sacralisation (pour régler la facture EDF). Mais enfin... quelle différence avec l’illustration ?

La Joconde du Bar Tabac2 ne serait-elle pas parfaite pour illustrer l’enquête, que tout le monde attend –, sur le mystère des amazones chinoises qui, partout, ont mis la main sur le négoce mortel ? Un rien d’Andy Wharol (avec un peu plus de boulot).

Et dire que Placid travaille incognito comme graphiste dans la presse illustrée, que l’illustration est son graal - et Georges Beuville son prophète -, que la circulation à grand tirage de ses images est son obsession, que ses inscriptions perturbent les tenants du style lisse & glisse (le dessin de presse est de plus en asservi aux idées formatées).

Bien- sûr, c’est pareil dans le monde la peinture, voire pire hypocrisie et quoi d’autre ? no comment.(...) Ìl faut avoir un regard d’enfant pour descendre des cimes de la culture, ignorer la dictature des philistins et jouer le jeu de la rondeur, effet de la crudité et de l’extrême lisibilité des images - au- delà, en deça, du foisonnement des idées, formes et interprétations. On gamberge de tant sourire.Toutes ces choses vues bien connues, où le déjà vu prend un air de jamais vu.Les séquelles d’un rêve, la révélation d’une notation inconsciente et fugitive. (…)

Comment ne pas penser au Peintre de la vie moderne magnifique texte de Charles Baudelaire qui vouait une passion idolâtre à un artiste qui refusait de signer ses œuvres et même de considérer qu’il s’agissait d’art : Constantin Guys, le premier reporter graphique de l’histoire après les grottes de Lascault... en étudiant les images de Placid ? La comparaison entre les deux œuvres est à ce point édifiant que l’on est tenté d’appliquer au travail de Placid les commentaires et les spéculations esthétiques, philosophiques, de Baudelaire ou, encore, des frères Goncourt qui dressent ce portrait de l’artiste (en Protée) : « ces originalités submergées et terribles, qui ne montent jamais à la surface des romans [...] étrange, varié, divers, changeant de voix, et d’aspect, se multipliant et se renouvelant [...] diffus, verbeux, débordant de parenthèses, zigzagant d’idée en idée, déraillé, perdu et se retrouvant [...] et ce sont mille choses qu’il évoque ainsi, dans cette promenade de souvenirs [...] des croquis, des souvenirs, des paysages, des tableaux, des profils, des aspects de rue, des carrefours, des trottoirs où claquent des savates de marcheuses.. ».En lisant l’essai de Baudelaire, en appliquant ses spéculations à l’œuvre de Placid, en substituant son blase (une anti-signature) à celui de Constantin Guys et en remplaçant le terme peintre à celui d’imagiste en référence à l’école des Imagistes de Chicago, on tient là comme une sorte de manifeste parfaitement d’actualité. Imagiste de la vie moderne. Non pas un titre de gloire inutile, mais un symbole de résistance (opiniâtre) face à la submersion et à l’asservissement des photos et vidéos. De quoi gamberger et sourire. Désabusé, mais pas complètement. 


 

Daniel Mallerin

Fragments d'un texte rédigé à l'occasion de l’exposition Placid – Scènes Pittoresques

 

1« Mot clef » de « tout placid » - http://toutplacid.tumblr.com/ search/croisement

2 Autre « mot clef » de Tout Placid - http://toutplacid.tumblr.com/tagged/bureau%20de%20tabac.

 

Vu à

Galerie Corinne Bonnet

Cité artisanale, 63 rue Daguerre

75014 Paris

Exposition "Scènes pittoresques - Peintures 2015 / 2017" Placid

du 11 mai au 10 juin 2017.

http://www.galeriecorinnebonnet.com


 

Site de l'artiste

http://toutplacid.tumblr.com