MOT nu MENTAL

François Dufrêne
  • François Dufrêne, Gal GPN Vallois, Courtesy Art Basel
  • François Dufrêne, Courtesy Galerie Vallois
  • François Dufrêne, Courtesy Galerie Vallois

Dessous d’affiche marouflé sur toile blanche, 11 tableaux ; chacun 146 x 114 cm, signé et daté, 1964.

 

Cette installation présentée, en 2019, à Unlimited, la grande exposition d’oeuvres monumentales qui accompagne chaque année la Foire de Bâle, a été créée par François Dufrêne. Fils de peintre, il relate n’avoir jamais touché un pinceau de sa vie. En fait il s’est orienté vers la poésie phonétique dès 1946. Poète et plasticien lettriste puis « ultralettriste » il a développé les Crirythmes qui « à base de musique concrète vocale créée directement et sans partition au magnétophone »partent du chaos pour peu à peu prendre toute leur cohérence. 

En 1954, il devient ami avec Jacques Villeglé et Raymond Hains qui, depuis 1949 décollent les affiches murales, en opposition semble-t-il « au collage issu de la tradition cubiste, schwittersienne et post-cubiste »Dufrêne se prend d’intérêt pour cette action artistique qui repose sur la promenade, l’anonymat, le détournement de matériaux et de sens, et sur une dénonciation de la « société du spectacle » que les pré-situationnistes qu’il fréquente commencent à théoriser. En 1957 il se joint aux « décolleurs »mais se « spécialise » quant à lui dans les dessous d’affiches. Dans une filiation assumée à Proudhon il déclare avec ses camarades que l’art c’est le vol. En 1960 Hains avait insisté sur la polysémie du mot décollage, en créant un récit à clés multiples reposant sur le double sens du terme décollage. Pierre Restany les incluera la même année dans son mouvement des « Nouveaux réalistes ».

« Paradoxalement Dufrêne, lui le poète et l’écrivain, va travailler les affiches en peintre, ou en archéologue, intervenant sur le subjectile bien davantage que ne le feront Hains ou Villeglé, en grattant couche par couche le matériau pour en exhumer des images fantômes — d’où vient que ses tableaux, bien qu’ils soient faits du même matériau que les affiches lacérées, travaillent des nuances, des tons pastels, des formes fragiles qu’on ne trouve nulle part ailleurs. »3

Dufrêne se passionne pour l’envers de ces liasses d’images de propagande et de publicité qui se recouvrent et« se fondent les unes dans les autres », se parasitent au fur et à mesure dans les emplacements réservés à l’affichage. 

Sur ces dessous on perçoit des fragments de signes, le plus souvent des lettres altérées, inversées, un empire des signes qui révèle son univers en négatif. De ces couches de visuels imprimés restent leurs empreintes quand ils se sont décalqués les uns sur les autres. Hains rapproche les premiers « dessous » de Dufrêne aux estampages chinois qui ontpermis de reproduire l’empreinte des textes gravés sur les stèles, technique qui permit à la Chine d’imprimer cinq siècles avant Gutenberg. Ceci incite Dufrêne à dénommer ses productions des OUESTampages.7

Plasticien du langage avant d’être celui de l’image, Dufêne est un poète du mot qu’il prend littéralement au pied de la lettre imprimée. Il explique dans son langage inimitable son intérêt pour le convexe : « J'interviens par décollage et grattages successifs à un, deux, trois ou quatre étages ; c’est le matériau qui m'y force. Il m'arrive donc de « tripoter » mais je ne tripote pas tous les « dessous » ; il en est que je respecte ! Entièrement ! Parce qu'ils n'ont pas besoin d'être aidés, pour reprendre la terminologie du cher Marcel Duchamp, parlant de certains ready-made. Afin, là encore, de bien marquer le distingo qu'il y a entre ces derniers et mes dessous (mais la nécessité s'impose moins semble-t-il aujourd'hui la critique ne les confondant plus guère) je crus bon d'intituler ceux-ci ARCHIMADE, désignant signifier par ce calembour, et mon propre EUREKA et le fait que, pour neuf que soit le matériau, ne l'est dans son esprit la chose(...) »4

La majestueuse composition formant l’expression MOT nu MENTAL est décrite par Dufrêne comme suit :« Ensemble d’onze 80 figure, exposé en 1964, mon MOT NU MENTAL s’est présenté, par contre, comme une séquence littéralement signifiante, celle-ci : M-O-T / N-U / M-E-N-T-A-L dans laquelle les lettres, en alternance baroques et géométriques m’offraient (ces dernières surtout) des possibilités de restructurer par leur cerne précis l’informel interne »5.

On y retrouve tout le génie de Dufrêne pour mettre en forme l’ellipse, le poétique, l’allitératif, et une certaine responsabilité morale de l’artiste à restituer ce qu’il voit du réel. Pour cela il doit d’abord débarrasser les mots de leurs connotations usuelles, les mettre à nu. Mais ce MOT nu MENTAL dit aussi comment derrière les injonctions lisses de la communication se cachent d’autres signifiants qui s’adressent directement à l’inconscient, au mental, auxquels le passant ne prête plus attention. Le poète déshabille ces discours construits. « Ce sont des signes mais désignifiés, des taches vidées de sang intellectuel »,dit-il.6

Dufrêne détourne les messages pour proposer une réalité poétique dont « la qualité est toujours là, irrésistiblement poétique, et pour tout dire, pleinement picturale ».7

 

Anne-Marie Morice

 

1 Texte publié dans : Dufrêne, Hains, Rotella, Villeglé, Vostell, Plakatabrisse aus der Sammlung Cremer(cat. D’exp.), Stuttgart, Staatsgalerie, 5 juin – 1er août 1971, n.p. (fac simile), puis dans François Dufrêne, Archi-Made, Écrits d’artistes, ENSBA, Paris, 2005

2  CataloguePierre Restany presenta Dufrêne, Hains, Rotella, Villegle nel Gabinetto Grafico, Schwarz, Milano (10 avril-3 mai 1963)

3 Aude Bodet, texte dans Archi-Made, François Dufrêne, Écrits d’artistes, ENSBA, 2005

Dufrêne, Hains, Rotella, Villeglé, Vostell,catalogue d'exposition, Staatsgalerie Stuttgard, 1971, Extrait du texte « Sur les dessous (Flashes-back)

5 François Dufrêne ibid

asger jorn au pied du mur,éditions Jeanne Bucher paris1969 (avecun trilogue Asger Jorn,Noël Arnaud et François Dufrêne)

7 Pierre Restany, ibid

 

VU à

Unlimited

Art Basel 2019 

https://www.artbasel.com

Présenté par :

Galerie Georges-Philippe et Nathalie Vallois (Paris)

http://www.galerie-vallois.com