Monitor (1987 - 1989)

Marion Baruch
  • Monitor © Marion Baruch
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  • Monitor © Marion Baruch

Monitor, Bandiere, Pedane (série), 1987 – 1989. Bois, plexiglas, verre  © Marion Baruch, KML 2020

 

Le Kunstmuseum Luzern offre à Marion Baruch une rétrospective éclairante sur sa production, des années 60 à maintenant. Les œuvres de cette artiste, née en 1929 dans ce qui fut la merveilleuse Mitteleuropa, sont traversées jusqu’à l’intime par des questions troublantes, notamment celles des artifices et des frontières qu’elle nous invite à reconsidérer. Le titre de l’exposition innenausseninnen vient d’un mot qu’elle a forgé en associant les termes « aussen » (extérieur) et « innen » (intérieur). Comme le remarquent les curateurs Fanny Fetzer et Noah Stolz «  innenausseninnen désigne une recherche de perspective, un dispositif expérimental d’évaluation des mécanismes d'intégration et/ou d'exclusion ».

Cette rétrospective nous offre une lecture du monde à partir de la constitution du sujet-artiste Marion Baruch. C’est par l’expérience des objets et la phénoménologie de l’espace qu’on peut appréhender ces œuvres historique, rescapées in extremis de l’oubli, réalisées avec le soutien du célèbre galeriste milanais Luciano Inga-Pin, jusqu’aux resplendissants « restes » textiles actuels révélés il y a environ une décennie (cf dans Transverse https://transverse-art.com/oeuvre/les-incomplets-serie).

La plus grande partie de sa vie familiale, Marion Baruch l’a passée dans le milieu de la mode, en Italie, auprès de son mari fabricant de tissus pour la haute couture ; dans un monde d’hommes qui travaillent en permanence sur l’image des femmes. La perspective féministe est présente dans cette œuvre. Bien qu’ayant suivi des études d’art et pratiqué la peinture, c’est dans le design que l’écriture artistique de Baruch se révèle. Un design qu’on peut qualifier de social, et qui s’intéresse à ce à quoi cette discipline généralement ne répond pas : donner forme et agrément aux différences. Elle conçoit des tapis, un pouf, un vêtement unique et même un véhicule. Ces objets ludiques, étonnants, retournent de façon paradoxale et inattendue la dimension fonctionnelle du design. Ils ne débouchent pas sur une production de masse car ils contiennent en eux-mêmes la critique du consumérisme, prônant avant tout l’étaiement du sujet, invité à s’affirmer par le nom et l’aisance du corps.

Une salle du musée est ainsi consacrée à des sculptures blanches, qui dessinent en bois les contours de trois objets récurrents des cultures actuelles : les écrans, les drapeaux et les socles. Cette série des années 80 évoque le formalisme du postmodernisme pour mieux le détourner, le retourner et en proposer un nouveau sens.

On y retrouve la dichotomie intérieur/extérieur intensifiée par une dialectique vide/plein qu’on croise dans les différentes étapes de cette rétrospective. Mais à rebours du célèbre paradoxe du réductionnisme triomphal : Less is more, la proposition de Marion Baruch peut se lire en intervertissant les valeurs, ce qui ferait que ce qu’on voit d’habitude comme plein est vide, alors que ce qui nous semble vide est plein.

En effet, la série Monitor présente aux murs des panneaux de bois massif peints en blanc. Dans chacun un petit vide rectangulaire a été découpé et garni de plexiglas qui le clôt sans lui ôter sa transparence. Nous sommes à la grande époque de la télévision, quand sur les écrans défilaient des visions étourdissantes du vaste monde. A contrario, la fenêtre transparente miniature de la sculpture de Baruch qui représente cet écran, le remet à la place modeste qu’il n’aurait jamais dû quitter. Il est ainsi relégué au sein de la substance ligneuse qui par ailleurs conserve toute son opacité, bloc solide et plein encadrant de tous les côtés l’inanité d’un vide. A la différence des media-artistes qui à la même époque concevaient des programmes artistiques riches en images alternatives pour le tube cathodique, Marion Baruch supprime ainsi toute la consistance du flux audiovisuel, stoppe net « son processus de désubjectivation » (Giorgio Agamben) et signifie par la même occasion son vide sidéral.

La même opération d’évidement et de comblement se retrouve dans les gabarits en bois représentant un ou plusieurs drapeaux, déposés au sol, dont elle n’a retenu que le contour de la hampe et l’étoffe rectangulaire. A l’intérieur de cette dernière des croisillons formant des cadres plus petits débouchent encore une fois sur du vide, là où d’habitude sont imprimés les resplendissants symboles et couleurs héraldiques. Ainsi, - alors que couramment les drapeaux sont des emblèmes identitaires-, les châssis de Marion Baruch parce qu’ils sont épurés de tout contenu révèlent par leurs points communs leur universalité.

Les piédestaux qui pourraient faire penser aux Puits de Donal Judd sont en fait des socles pleins. Selon la définition de Rosalind Krauss ce sont donc « des médiateurs entre le site réel et le signe représentatif »1. Ici, ils ne sont pas destinés à faire valoir des sculptures mais à hausser des êtres humains. Ce sont des marchepieds sur lesquels le spectateur peut monter afin de remplir le vide de l’espace de sa présence physique et acquérir plus d'assurance par rapport aux oeuvres. Des piédestaux pour devenir une célébrité éphémère, pour se figer en monument, pour devenir soi-même un objet à regarder.

Avec une grande élégance Marion Baruch montre combien il est aisé de retourner le sens des figures formelles. A la manière de ce que démontre Michele Humbert à propos de l’abstraction chez Giotto2 - chez qui, dit dans Transverse cette auteure, « intérieur et extérieur sont représentés en fonction de l’importance qu’il leur donne » - Baruch adopte un regard qu’on pourrait qualifier d’abstracteur. Les écrans sont transparents. Les drapeaux abstratisés prennent une valeur « universelle », notion qu’elle complexifiera dans ses années parisiennes, à l’aune de la mondialisation. Ces étendards laissent la possibilité d’inscrire les différences dans leurs creux. Quant aux piédestaux, ils focalisent sur la dimension sociale du corps.

L’oeuvre de Marion Baruch nous fait pénétrer dans un monde très occupé, mais jusque là caché, qui recèle une pléthore d’impensés ou de mal pensés qui se situent à la fois au dedans et en dehors des systèmes dominants.

 

Anne-Marie Morice

1Rosalind Krauss, Sculpture in the expanded field, 1979, Revue October

2Cf Michele Humbert, Liliana Moro, Spazi, dans Transverse http://transverse-art.com/oeuvre/spazi

 

 

Vu à

Kunstmuseum Luzern (Suisse)

Marion Baruch

Retrospektive – Innenausseninnen

Du 29/02/2020 au 21/06/2020

https://www.kunstmuseumluzern.ch