Créations à partir des pages brûlées de La Psychanalyse du feu de G. Bachelard, puis incluses dans la paraffine et encadrées par des cercles à broder.
Un rituel pour faire apparaître. Brûler un livre est un acte symbolique. Mais si le livre n’est pas un manuscrit, le brûler n'est pas faire disparaître son contenu. Après tout, l'écriture n’est-elle pas ce que Nelson Goodman appelle un art allographique : la disparition d'un livre de poche ne fait pas pour autant disparaître l'œuvre d’un grand philosophe. Le feu d’Isabelle Bonté-Hessed2 transfigure au lieu de détruire : son rituel débute à l’aube lorsqu'elle lit à voix haute ce qui sera ensuite brûlé. Il se termine de manière provisoire avec la mise sous scellés des cendres et la prise de vue photographique. Avec la reproduction des traces du livre brûlé dans un autre ouvrage, qui lui est intact, un nouveau cycle pourrait commencer. L’aboutissement de l’œuvre est double : autographique – chaque tambour est unique – et allographique – chaque livre est un multiple. (…) Les autodafés ne sacrifient pas les livres – car sacrifier, c'est d'abord estimer – il les détruisent. Leur feu est, certes, symbolique, mais puisque le bûcher veut anéantir, il est, in fine, utilitaire. Les feux d'Isabelle Bonté-Hessed2 et de Bachelard ne le sont pas.
La lenteur même de l'opération éloigne l'action de l'artiste de l’intention présumée d’un acte de suppression vandale ou efficace : les pages du livre sont brûlées jour après jour, page après page. L'objectif n'est pas de faire disparaître mais de faire apparaître autrement. Le travail n’est pas une mise à mort. Il vise une renaissance. L'instant où le livre prend feu et brûle n'est qu'un moment dans un rituel qui célèbre ce qu’il transfigure par le feu. Cela devient perceptible lorsque les traces refont livre. Tel Rauschenberg avec l’Erased de Kooning Drawing (1953), l’artiste rend hommage. Comme Bachelard, l’artiste refuse le caractère fonctionnel du feu. Tout ce qui pour l'ethnologue J. G. Frazer fait le principe premier de la production de sens par le feu, c'est-à-dire la possibilité de se chauffer, de faire cuire la viande, etc. sont secondaires chez Bachelard. C'est le potentiel poétique qui lui importe et il s’emploie même à montrer que c’est celui-ci qui gouverne l'imaginaire scientifique. La rêverie devant le feu et sa signification sexuelle (c'est le choc entre deux bouts de bois qui produit le feu) jouent tous les deux un rôle clé dans l'analyse de Bachelard.
Sens du feu et de la paraffine . Si le feu d'Isabelle Bonté-Hessed2 n'est ni celui de l'ethnologue ni celui du philosophe, il se rapproche plus de celui-ci que de celui-là. Force cosmique, c'est celui de la poésie des éléments, mais le pathos en moins, car le travail de l'artiste n'est pas grandiloquent. Son feu n'est pas l'incendie nocturne d’une grange ou le volcan profond de Werner Herzog. Son Œuvre tend vers la miniature, reposant davantage sur la répétition patiente que sur des folies de grandeur. Plutôt que de nous en mettre plein les yeux, Bonté-Hessed2 nous invite à regarder de près. Plutôt que de faire briller, elle estompe. (…)Mais qui sait ce qu’elle fera demain ? Car l'artiste se déplace vite.
Elle est en ce sens à l'image de son média de prédilection, la paraffine, qui enferme les cendres. Ce sont les propriétés visuelles (blancheur) et matérielles (stabilité colorimétrique) plus qu'une mystique des matériaux qui expliquent l'intérêt premier de l'artiste pour cette matière qui a la particularité de se lier à peu de choses – ce qui explique son nom. Elle se prête à tel point à la conservation qu’elle sert à protéger des échantillons pour de futures analyses en milieu médical et paramédical. Très inflammable, elle est utilisée dans les bougies où on la mélange à la stéarine et comme retardateur de flammes lorsqu'elle est mélangée à du caoutchouc ou du plastique. Oscillant entre le domaine scientifique et le domestique, le feu et l'extinction, le symbolisme et la fonctionnalité, autant dire que la paraffine est un médium paradoxal, qui interdit tout essentialisme. (…) La paraffine introduit ainsi une unité esthétique là où les significations et démarches se multiplient. Mais à y regarder de près, il y a plus qu’une unité visuelle : des thèmes comme l'effacement ou le recouvrement, la disparition et la mémoire se manifestent de différentes manières dans tout l’Œuvre de l’artiste. Isabelle Bonté-Hessed2 fait, comme la vielle femme chez Apollinaire, des « gestes blancs parmi les solitudes ». Enfermant des cendres noires sans les cacher, son univers n'est blanc qu'en apparence. Son travail est empreint d'un profond humanisme et, même, de tendresse et d’espoir. Si elle commence à travailler sur une disparition c’est qu'elle sait la dépasser.
Pratiques possibles du livre . Si le rituel est une étape essentielle de la réalisation de l’œuvre, ce qui nous reste sont ses traces que l'artiste appelle les visages du livre. Chaque page a brûlé différemment et chaque ensemble de cendres s'est réparti à sa façon. Plus que la connaissance du rituel lui-même ce sont les images des pages brûlées qui en font une œuvre si riche. C'est comme si la réaction chimique de la combustion avait une puissance de transfiguration sémantique. Ces visages, à en croire le sentir, veulent nous dire quelque chose.
Mais comment les lire ? Le livre qui en résulte, est-il une pure production esthétique ? Faut-il appréhender la beauté formelle de chaque page d'un coup d'œil, la saisir en une demi-seconde, comme un chef d'œuvre selon Clement Greenberg ? Ou faut-il au contraire la contempler longuement pour en découvrir les moindres détails ? Faut-il justement se garder de chercher un sens figuratif à ces pages, apprécier leur beauté abstraite ? Ou y aurait-il une relation complexe et cachée entre le sens des mots du philosophe qui ont alimenté le feu et le nouveau visage de chaque double page ? Faut-il les interpréter de manière intuitive ou y chercher des messages cachés selon un lexique qui est à découvrir ? Ces pages doivent-elles devenir le support de nouveaux rituels, nous proposant des réponses à nos questions intimes, telles les pages du Divan de Hafez ouvertes au hasard selon la tradition persane ? Ou s'agit-il d'autant de tests de Rorschach, simples écrans de nos projections, où nous pouvons confronter nos propres peurs et fantasmes ? Pouvons-nous discuter de leur significations et de ce qui, en eux, fait image, pour nous renseigner sur la vision de ceux et de celles avec qui nous en parlons ?
Toutes ces interprétations, visions, opérations et activations sont compatibles avec l'œuvre que nous tenons entre nos mains. C'est même sa force que de se prêter aux activations multiples que je viens d'évoquer et à bien d'autres encore. Chacune est, j’en suis sûr, récompensé – si et seulement si nous sommes prêts à nous prendre au jeu de la rêverie devant les cendres.
Klaus Speidel
(Vienne, mai 2017/janvier 2018)
Extrait du texte « (La psychanalyse du feu) » d’Isabelle Bonté-Hessed2, publié aux éditions de l’œil. (https://www.editionsdeloeil.com/product-page/la-psychanalyse-du-feu-isab...)
Vu à
Galerie de la Voute (Paris)
Du 19 avril au 19 mai 2018
Commissaire Pauline Lisowski