Entrare nel linguaggio

Marion Baruch
  • Marion Baruch Entrare nel linguaggio. Courtesy the artist and Galerie Urs Meile, Beijing-Lucerne.
  • Marion Baruch Entrare nel linguaggio. Courtesy the artist and Galerie Urs Meile, Beijing-Lucerne.
  • Marion Baruch Entrare nel linguaggio. Courtesy the artist and Galerie Urs Meile, Beijing-Lucerne.

Cotton. Six parts, site specific (installation size: 400 x 3100 cm). Installation view Unlimited, Art Basel, 2021. Courtesy the artist and Galerie Urs Meile, Beijing-Lucerne. Photo: Courtesy Art Basel

 

 

Dans la monographie consacrée à Marion Baruch1, le commissaire artistique Noah Stolz montre comment l’artiste, née en 1929, se positionne par rapport au mouvement moderniste de « conquête de l’immatériel ».  En adoptant une stratégie parallèle, à partir de son espace familial quotidien, elle décale le propos et construit peu à peu sa liberté artistique.  C'est plutôt en s'inscrivant dans le mouvement avant-gardiste processuel des années 60 qu'elle aboutira à la réalité du vide qui est devenu un de ses topiques majeur. Mais écrit-il « Pour Marion Baruch le chemin vers le vide se produit quand la vie réelle atteint des limites tangibles ».  Noah Stoltz occupe une place privilégiée pour en parler puisque Marion Baruch en a fait son collaborateur artistique et critique.  Il observe à quel point les dimensions perceptuelles de l’espace actuel dans lequel évolue l’artiste sont devenues un élement très distinctif de sa pratique. La création est pour elle, dit-il « un flux de production. Elle n’emploie d’ailleurs pas le terme de production au sens de production industrielle mais dans un sens fondamental : ce qui nous dépasse, ce qui nous fait exister, ce qui nous fait donner naissance. »

En effet, déplacer, faire bouger les notions sur l’art, élargir celui-ci à de nouveaux contextes et formes sont des composantes de plus en plus évidentes de la démarche artistique de Marion Baruch. Son cheminement allie le mental au sensoriel. La production se passe dans le moment de la conception de l’objet dans l’espace. En effet les œuvres récentes de l’artiste ne séparent plus l’acte de l’accrochage de celui de l’élaboration d’objets, l’objet d’art n’existe que par l’accrochage.

Marion Baruch ne se place pas non plus dans une théorie naturaliste, elle est, dit son commissaire, « au-delà de la nature, dans un processus constant qui peut se faire aussi bien dans le contexte de la nature, que dans celui de la micro réalité de l’homme, ses actions, son espace. Cette activité de production convoque des forces qui ont une intelligence, qui contiennent déjà toutes les formes et notamment les formes de langage. »

L’oeuvre Entrare nel linguaggio se situe précisément aux croisements de la production mentale et de l’expressif, dans l’univers de la communication par les signes qu’est le langage écrit. On peut y voir une sorte d’écriture première où points et lignes sont chahutés par des diagonales et des courbes. On constate dans cet ensemble monumental de 31 mêtres de long sur 4 mêtres de hauteur qu’il conjugue deux lois physiques élémentaires d’ordinaire antithétiques : la tension et la gravitation.

En effet c’est la forte tension des morceaux d’étoffes noires préalablement enroulées qui permet d’obtenir les lignes géométriques. Les courbes, elles, apparaissent quand les points d’accrochage sont suffisamment rapprochés pour laisser retomber le tissu selon les lois de la gravité. Dans ces courbes on peut s’essayer à deviner des formes fondamentales ou primitives parfois même figuratives. Il n’y a cependant pas comme chez les Minimalistes d’intention de tout contrôler. « Chez Marion dit Noah Stolz, le chaos entre en compte, elle est dans un processus constant. »

Cette combinaison entre tension–attraction, abstraction-figuration, forme une énonciation aussi imposante qu’ouverte à l’interprétation. Les signes ainsi présentés se rapprochent des idéogrammes chinois, - se conjuguant avec une écriture batonnet binaire-. Notons que si Marion Baruch parle sept langues elle ne parle aucune langue asiatique.

 

Cette démarche de Marion Baruch me semble pouvoir être rapprochée de celle avec laquelle elle a installé des créations au sein de l’internet de 1994 à 2008, notamment via le site qu’elle avait créé namediffusion.net, mais aussi via le réseau @acces et la revue Synesthésie. Comme elle l’écrivait, avec une forte puissance analytique, elle pensait alors « avoir dépassé l’idée de créer des oeuvres » mais constatait que ce n’était pas si simple car « les œuvres se dissimulent dans mes structures mentales ». Elle ajoutait : « Reste, essentielle, la mise en forme du système de références dans lequel ma pensée se déplace et dans lequel je me déplace physiquement. Rien n’est prévu de manière systématique. Le plan se dessine au fur et à mesure des trajectoires qui s’imposent. »2

Une fois accroché, le langage mural commence à vivre. Se met en rythme un collectif de signes dont le code s’est inventé à partir de l’espace dans lequel il pouvait fonctionner. C’est un langage instantané, unique, Marion Baruch le dit ailleurs : « Le langage que je crée en tant qu’artiste, un langage éphémère. »3

Ce langage est statique pourtant sa vigueur, son dynamisme nous convient à y entrer. Avec justesse, le curateur d’Unlimited 2021, Giovanni Carmine, avait placée l’oeuvre dans un espace "paysage" dont elle structurait le passage si bien qu’une interaction visuelle très forte se produisait avec les visiteurs qui en cheminant donnaient l’impression de danser avec l’oeuvre.

Ce langage pourrait aussi être celui du corps.

 

Noah Stolz note que «Ces signes ont une dimension plus ou moins double de celle d’un corps : quatre mêtres de hauteur. Ils deviennent structure architecturale. Marion n’a pas choisi par hasard cette dimension, dominant l’homme sans être gigantesque. En cela elle nous ramène à ses structures des années 60 celles qu’elle faisait quand elle était en train de construire sa maison. Elle avait alors réalisé des sculptures défonctionnalisées mais construites pour accueillir les corps, un peu comme des squelettes de pièce à vivre. »

- Cette pièce, poursuit Noah Stolz, s’est originée à partir de l’oeuvre intitulée Mister Horror (ou l’éternel retour)4 qui pour la première fois dans son œuvre actuelle ne permettait pas de voir le dessin du corps. Elle avait au contraire étiré les deux morceaux de tissu noir pour en faire deux lignes droites qui se croisaient à leur milieu formant une sorte de X . C’était une réaction « de ventre », intuitive, une réponse à l’hostilité des attentats de 2015 à Paris. J’étais étonné de cette réaction à chaud, qui n’est pas habituelle chez elle, jusqu’au moment ou j’ai compris que cette horreur provient de sa vie réelle. C’est un aspect revenant de son œuvre, comme un éternel retour du « monstre »

J’ai d’ailleurs trouvé dans ses archives un flyer de sa première exposition au Studio à Tel Aviv évoquant un tableau qui s’appelait Le Monstre. Cette idée du monstrueux par rapport aux événements n’a jamais quitté Marion qui a été marquée par l’holocauste, l’exil et bien d’autres choses. Par contre, elle ne fait aucune figuration, elle part de là pour poser quelque chose et passer outre. Le Mister horror a été par la suite générateur de toute une série de travaux dont ces trajectoires dont fait partie ce travail présenté à ArtBasel.

J’ai voulu reprendre ce chemin quand j’ai su qu’on faisait Unlimited. On avait déjà réalisé un idéogramme dans cette dimension. J’ai recréé l’ensemble à partir de ses dessins. Il fallait choisir où placer les deux points, c’était juste une question de tension et de longueur. Après il y a ce que j’appelle la vibrance, ce qui rend vivant le tissu, c’est devenu gestuel comme quand Pollock jette de la peinture.

- Et puis il y a cet élément au centre, rouge comme le feu, comme la couleur, comme la vie ?

- J’y vois un smiley tout court, répond Noah. Marion a fait des œuvres qui s’appellent Smiley. C’est aussi comme une dentelle par rapport à ce noir, sérieux. C’est un peu coquin, mais très nécessaire, froufroutant, et apportant un élément humoristique ce que Marion aime à faire. »

 

Anne-Marie Morice

(conversation avec Noah Stolz pendant ArtBasel, 21 septembre 2021)

 

 

1Marion Baruch, édité par Fanni Fetzer, Kunstmuseum Luzern, et Noah Stolz, Mousse Publishin,, 2020

2Marion Baruch, Name diffusion, Déplacements WWW. Ouvrage présenté par AM Morice. Editions Transverse, 2020. contact@transverse-art.com

3Marion Baruch, Name diffusion, Déplacements WWW. Ouvrage présenté par AM Morice. Editions Transverse, 2020. contact@transverse-art.com

4 L’oeuvre Mister Horror (ou l’éternel retour) est entrée dans les collections du Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris en 2015

 

Vu à

Unlimited

ArtBasel 2021

du 20 au 26 septembre

Basel (Suisse)

Courtesy  Galerie Urs Meile, Beijing-Lucerne.