Buttercups et Nautile

Jean-François Demeure
  • Buttercup cork ©Jean-François Demeure
  • Buttercup cork ©Jean-François Demeure
  • lacarpeetlelapin©Jean-François Demeure

1 - Buttercup Cork NF 6. D=35 cm, H = 30cm, poids = 60 kg. Matériaux : Killekeny limestone similé, beurre courant ou beurre type ghee longue conservation. 2001. - 2 - Buttercup Cork NF 4. D = 60 cm, H = 23 cm, poids = 70 kg. Matériaux : Killekeny limestone similé, beurre courant ou beurre type ghee longue conservation, circline néon jaune. 2001. - 3 - La carpe et le lapin. L = 110 cm, l = 80, H = 42 cm, poids = 580 kg. Matériaux : Killekeny limestone similé, beurre courant ou beurre type ghee longue conservation, poisson carassin, ampoule rouge. 2002. Photos © Jean-François Demeure. 

 

Pour une érotique de l'estran

                Soleil de printemps et circonvolutions dans la demeure-coquillage. Du rez-de-chaussée vers le sous-sol, escale quelque part au milieu, montée en direction des toits, puis du dedans en direction du dehors, avec vagabondage dans les cloisonnements du jardin : une maison infinie-de-l'intérieur, en forme d'ammonite géante.

-Jean-François, c'est quoi cet amoncellement de pierres, là, dans le coin ?

-Ce sont des restes, des éclats du travail.

-Tu veux bien m'en offrir un fragment ?

-Bien-sur, sers-toi.

Je pioche un segment de granit noir, en forme de petit toit.

-Je choisis celui-ci : le toit d'une Demeure.

(Carnets de Stéphanie. Extrait)

 

 

Le monde de J.F Demeure pourrait s'apparenter à un nautile... Pour son ingénierie tout d'abord, singulière, délicate et performante, à la rencontre du pesant et du flottant, du creux et du comblé. Un monde en forme de coquille suspendue, qui inviterait à un voyage tourné vers un centre inatteignable. Ni micro, ni macro, c'est un monde en forme de haricot, semblable à une graine capable de traverser les ères géologiques, qui potentialise le transport du vivant, depuis les percepts premiers jusqu'aux inventions complexes du langage.

 

Le chiffre secret du nautile : pour une géométrie des bords tendres

A n'en pas douter, le nautile a été conçu par un géomètre dont le génie quantique résonne dans toute l'oeuvre de J.F Demeure. Toujours minutieusement chiffrée, aucune pièce n'est abandonnée au hasard d'une spontanéité illusoire. A l'inverse, fleurs minérales, nuages de marbre ou socles de granit sont conditionnés par la rigueur du schéma synthétique qui en conceptualise la forme archétypale. Pour autant, déjouant la rigidité d'un projet qui aurait largué les amarres du sensible, toute la sculpture de J.F Demeure acte une géométrie du bord tendre, digne des calculs les plus approfondis. Là où le derme régulièrement attendri du granite noue des liens d'intimité avec la caresse de la lumière, où la graisse s'infiltre par sudation dans la pierre, où le marbre s'adapte à la porcelaine, aucune frontière douloureuse ne tranche. Au contraire, au pays du nautile, la rigueur quantique des formes faisant bord à la douceur du matériau, une zone-tiers d'intimité partagée se tricote toujours aux frontières.

 

Le vocabulaire érotique de l'estran

Une telle esthétique du bord tendre révèle l'équation en estran du vocabulaire esthétique de J.F Demeure. Zone couverte et découverte par le balancier des marées, l'estran métabolise la répétition des va-et-vient en se régénérant à chaque nouvelle houle. Si l'estran aux franges incertaines se déploie peu dans l'espace, il se prolonge surtout dans le temps long des saisons qui renouvellent le cycle des naissances et des morts. Evoquant les faces toujours plus lissées des granites de J. F Demeure, l'estran respire par involution, sur le modèle du nautile, en creusant toujours davantage son centre comme un cœur. Véritables coquillages revenus d'un temps immémorial du dedans, des fleurs aux cœurs de beurre se roulent du dehors vers l'intime, se reploient vers un noyau toujours plus tendre et fondant. Par cette énergie involutive, les œuvres de J.F Demeure se chargent du potentiel de la graine que la patience enrichit. Du coquillage à l'écume, elles s'ensemencent de la tension du temps, érotisant le regard qui les caresse.

 

Prendre un coquillage par les yeux

Ne reste plus alors qu'à se saisir de l'œuvre-coquillage par les yeux, pour que s'épanouisse la puissance polymorphe du scopique. Très en-deçà du voir, le scopique se repère aux entrelacs d'infra perceptions qu'il réveille. Littéralement greffée sur le tactile et le gustatif, la pulsion scopique archaïque met en œuvre un réseau de percepts premiers qui feront bientôt souche aux futurs échanges verbaux. Si bien que « prendre » par les yeux, enclencher l'appropriation scopique, c'est déjà « apprendre » à faire glisser les sens les uns dans le creuset des autres, par capillarité évocatrice et bientôt signifiante. L'art, s'il s'adresse toujours à la vue, n'en est pas pour autant toujours capable de travailler le scopique. Il faut pour cela un certain génie du transfert et du métabolique qui parvient à faire cheminer le regardeur depuis ses réceptions perceptives les plus secrètes, jusqu'à la liberté inventive d'une lecture interprétative. Un bleuté singulier, le velouté scintillant d'une porcelaine, le galbe grené d'un granit, la tendresse de la transpiration du beurre, le cristallin d'un sucre, sont autant d'opportunités de lectures qui ouvrent l'œuvre vers sa part signifiante.

 

Porter le coquillage à l'oreille

Toutefois pour décoder l'œuvre, encore faut-il l'écouter en portant le coquillage à l'oreille. Car le nautile de J.F Demeure est tout plein de fables, de réflexions, de jeux de mots, de liens de causes à effets et de poésie...« L'œuvre n'échappe pas au langage, quand bien même elle vise au mutisme, ou pour le moins, à la conquête du silence », précise-t-il.

Du scopique au langage, le chemin procède par raccourcis et court-circuits. Si bien que la signification apparente de l'œuvre, initialement presque ludique et évidente, se diffracte en mille éclats. Une étrange cartographie du sens se propose alors au regardeur-visiteur, qui démultiplie les parcours possibles mais ramène toujours les pas dans une direction désignée. S'il y a une infinité de lectures possibles, le travail du sens n'en est pas pour autant abandonné au bon vouloir du voyageur.

La destination, sculptée entre granite et sucre, impose un horizon identique à tous les navigateurs.

En ce sens, si l'œuvre atteint toujours son adresse, le courrier dont elle est l'ambassadrice s'apparente à une traduction : alors même qu'elle dit, elle déplace.

 

La politique du nautile

Ainsi, ce nautile qui se déplace dans l'immobilité caressante de l'estran serait bel et bien un animal politique. Un animal transfuge qui, œuvrant par capillarité et porosité, défait les frontières franches en imposant une négociation sur le front des matériaux. Dans ce jeu de la proximité diffuse, le monde de J.F Demeure érige la caresse au statut de règle structurante, déposant ensemble solide et liquide dans le champ des désirs. Ce faisant, il ouvre les portes de tous les partages de fables, de tous les échanges de compétences, de mille négociations de langues qui ridiculisent la rigidité des certitudes polarisées. Car le coquillage sait sourire...

  

Stéphanie Katz

(Le Tréport, 2023)

 

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Galerie See

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