Per L'Eternità

Luca Vitone
  • Vue expo Luigi Ghirri-Vitone_ Venise

Vue d'ensemble de l'exposition Viaggio in Italia de Luigi Ghirri, dans laquelle était diffusée l'oeuvre olfactive de Luca Vitone : Per L'Eternità.  Pavillon italien, 55e Biennale de Venise, 2013

 

L'artiste italien Luca Vitone mène un travail de topographie culturelle, sociale, politique et poétique. Il explore l'identité des lieux à travers des éléments comme l'art, la cartographie, la musique, la nourriture, et tout ce qui constitue une forme de mémoire collective locale. Dans sa pratique picturale, il utilise souvent des matériaux au rebut ou périssables (poussière, fumée, nourriture, vin, etc.) qui lui permettent d'imprimer à la toile des impressions fugitives, empreintes de choses vécues. Fasciné par la mémoire des lieux, il en réalise notamment des « autoportraits », toiles soumises aux aléas de l'atmosphère et des intempéries jusqu'à s'imprégner des traces du temps passé en ces lieux. Après quelques expériences olfactives à la fin des années 1990 qui lui permettent d'explorer d'autres moyens de qualifier les espaces et de les inscrire dans le champ de la mémoire, il présente en 2013, lors de la 55Biennale de Venise, une première œuvre olfactive majeure, Per L'Eternità. Cette sculpture invisible, qualifiée de « a-chromatique » par l'artiste en référence aux Achromes de Piero Manzoni, ne consistait qu'en un parfum diffusé dans l'espace du pavillon italien dont les cimaises étaient occupées par une centaine de photographies du projet Viaggio in Italia de Luigi Ghirri, série consacrée à l'Italie des périphéries et des zones industrielles.

Le parfum imaginé par Luca Vitone faisait quant à lui référence au drame des contaminations à l'amiante, Eternit étant le nom de l'un des deux principaux producteurs de fibrociment à l'amiante. Ce produit dont les fibres volatiles ont provoqué d'innombrable cas de cancer à partir des années 1970, fut utilisé durant toute la première moitié du XXesiècle. Après scandales et procès, les usines fermèrent en Europe à la fin des années 1980, tandis d'autres se développaient en Afrique, en Asie, ou au Brésil. L'œuvre de Luca Vitone se voulait ainsi une évocation de l'histoire tragique liée à Eternit en Italie, une référence à une expérience brutale vécue à la fois par les victimes individuelles et par le pays dans son ensemble. Parce que le fibrociment provoque des maladies pulmonaires, que ses particules minérales fibreuses s'inhalent, qu'elles envahissent pernicieusement les espaces construits, qu'elles contaminent de manière invisible, l'odeur, utilisée seule, semblant émaner du bâtiment lui-même et infiltrant l'espace respiratoire des visiteurs, paraissait le médium idéal pour évoquer ce matériau et la manière dont le corps en fait expérience.

 

L'amiante cependant n'a pas d'odeur. L'artiste n'a donc pas cherché à en imiter les qualités olfactives mais a plutôt voulu retranscrire l'histoire du matériau et de ses effets par une senteur d'abord agréable évoluant progressivement vers la polarité inverse, pour finalement prendre littéralement à la gorge. Le parfum a ainsi été composé à partir de molécules évoquant la rhubarbe, accompagnées de pamplemousse et de coriandre, un accord âcre provoquant peu à peu une sensation désagréable jusque dans la bouche de ceux qui le respirent1. La parfumeuse Maria Candida Gentile – avec qui l'artiste s'était rendu à Casale Monferrato, où se trouvait la plus grande et la plus ancienne usine d'Eternit en Italie, pour y rencontrer les victimes et leurs familles – explique ainsi son choix de construire le parfum autour cette senteur inattendue : « Lorsque vous pleurez et que les larmes entrent dans votre bouche, elles ont un goût. C'est pourquoi j'ai choisi la rhubarbe : parce que c'est amer, âcre et salé2 ». L'odeur du goût des larmes. Le parfum du chagrin. Ainsi, et malgré l'absence de véritable danger au sein de l'exposition, de nombreux visiteurs immergés dans l'œuvre lors du vernissage répugnèrent à rester dans la salle, simplement gênés par cette sensation pour certains, de crainte pour d'autres que l'atmosphère ne soit effectivement toxique3.

 

Appartenant à la catégorie des œuvres olfactives mono-sensorielles, c'est-à-dire dénuée de tout autre matériau et dont seul un cartel explicitait la présence et le sens, Per L'Eternità pourrait presque s'inscrire dans l'histoire des installations et expositions vides si l'odeur qui la composait n'avait pas été une présence si pleine et si prenante. À la frontière entre le matériel et le conceptuel, sa dimension sculpturale, revendiquée par l'artiste, s'inscrit en revanche bien dans l'héritage historique de la « sculpture dans le champ élargi4 » dans laquelle s'établit une relation nouvelle entre le corps et l'objet, une sculpture immersive plutôt qu'ostensible, où la forme a moins d'importance que les effets et où, en l'absence d'objet tangible, l'espace ambiant devient tout entier le plan de perception, la scène de l'expérience.

 

Per l’Éternità, dont le titre évoquait à la fois le nom d'un matériau qui devait durer éternellement et l'éternité de la douleur dans les mémoires individuelles et collective, s'érigeait donc comme un monument intangible et invisible, livrant dans sa (non-)forme et l'expérience de son parfum divers éléments d'une histoire et d'un trauma collectif, dans tout ce que ceux-ci ont de plus irreprésentable. Associés à la fugacité de l'odeur, ces deux mots chargés de sens suggéraient enfin, par antithèse, la déchirante brièveté de l'existence des victimes dont le souffle a été volé.

 

© Clara Muller, 2023

1 - Comme il n'existe pas d'huile essentielle de rhubarbe, on utilise en parfumerie des substituts de synthèse comme l'acétate de styrallyle, le rhubafuran ou encore le rhubofix.

2 - « When you cry and tears go in your mouth, they have a taste. That's why I chose rhubard – because it's bitter, pungent, and salty.» Maria Candida Gentile, citée dans Katherine Chan, « The Smell of Tears », Ça Fleur Bon [En ligne], 25 octobre 2013 [Consulté le 07/06/2019] <https://www.cafleurebon.com/the-smell-of-tears-perfumer-maria-candida-gentile-collaborates-with-contemporary-artist-luca-vitone-in-per-leternita-at-the-venice-biennale/>

3 - Communication personnelle avec Luca Vitone, 8 février 2019.

4 - Rosalind Krauss, « Sculpture in the Expanded Field », October, vol.8, printemps 1979, pp. 30-44.

 

 

Vu à 

55e Biennale de Venise

Pavillon Italien

2013