La Terre est-elle ronde ?

Fabien Léaustic
  • La Terre est-elle ronde?©Fabien Léaustic, 2019, photograhies : Juan Cruz Ibanez
  • La Terre est-elle ronde?©Fabien Léaustic, 2019, photograhies : Juan Cruz Ibanez
  • La Terre est-elle ronde?©Fabien Léaustic, 2019, photograhies : Juan Cruz Ibanez

2019, Boue de forage en mouvement. Perforation murale : 410 x 320 cm.

 

Jusqu'ici tout va bien, l'une des expositions majeures de la Biennale Némo 2019, nous plonge avec un humour noir et rétro-perspectif dans un futur où les machines auront remplacé les humains. « Cette exposition spéculative, qui interrogeait par le prisme de l’art les futurs plus ou moins désirables du genre humain, est devenue une exposition d’archéologie sur 2019, quand tout s’est arrêté pour homo sapiens » fictionnent les commissaires-prophètes Gilles Alvarez et Jose Manuel Gonçalvès qui ont conçu au 104 ce spectaculaire parcours de l'après dans une esthétique transmédia.

Par référence à ce thème général, La Terre est-elle ronde ? , le titre de la pièce monumentale de Fabien Léaustic, produite pour la circonstance, sonne comme une satire qui convie à la table des débats critiques les théories conspirationnistes et négationnistes dites de la « Terre plate » aux côtés des collapsologues, décroissants, et catastrophistes de tout poil derrière lesquels il semble plutôt se ranger. Ce pied de nez peut-il être vu comme un acte de dés-illusionnisme, invitant à regarder au-delà des apparences et des jeux d'esprit, pour se poser la question de ce en quoi on peut croire à l'époque de l'incertitude quant à notre devenir même d'humains ?

L'installation nous immerge dans une scénographie qui nous dépasse et nous invite à admirer les effets de ce futur qui pourrait nous broyer. Dans un espace obscur le visiteur est confronté à un appareillage impressionnant, qui règle la chute d'une masse terreuse épaisse et néanmoins fluide au sein d'une ellipse verticale. Cette coulée d’argile de 6 mètres de hauteur qui s'encadre dans une paroi violemment excavée, réfère explicitement, à la manière d'un tableau vivant, aux phénomènes géologiques aussi impressionnants qu'effroyables qui menacent de survenir de manière de plus en plus répétitive entraînant ruptures de digues, coulées de boue, glissements de terrain, torrents de lave... Les mouvements souterrains de la croute terrestre sont là représentés à une dimension qui nous dépasse, féérique ou cauchemardesque, selon les opinions de chacun.

Ce qu'on voit couler devant nous est une boue particulière soigneusement choisie et utilisée par Fabien Léaustic. « J'aime prendre en compte la sémiologie qui se rattache aux matériaux que j'utilise, cela fait plusieurs années que je manipule de l'argile à l'état liquide, explique-t-il. Je considère que les choix dans la production de mes pièces doivent maintenant être cohérents avec le fond de mes recherches. Cela m’a posé des problèmes éthiques quand j'ai créé Geysa, un geyser projetant 5 tonnes d'argile rouge à plus de 20 mètres de haut, utilisant 50.000 litres d'eau en une seule nuit à Paris pour Nuit Blanche - 2018. La production est passée par une agence avec qui nous avons utilisé de l'argile destinée à la base à la céramique ce qui n'était pas totalement approprié. Aussi pour cette installation j'ai pris le temps de mener une étude approfondie sur le type d'argile qui correspond conceptuellement et plastiquement à la pièce : une boue de forage qui sert de lubrifiant pour les forages pétroliers ou aquifères et à l'hermétisation des bassins artificiels. Ici j'ai mis en place un système qui baisse drastiquement ma consommation en matériaux. Le dispositif fonctionne sur une base de 400 litres d’eau et 40Kg de Terre. La perte en matière première due au fonctionnement est compensée au cours de la durée de l'exposition, à hauteur de 25 kilos de Terre sur les 4 mois d’exploitation. L'installation fonctionne en circuit fermé, 24 heures sur 24 pour éviter que la terre ne sèche. Il faudrait sinon nettoyer le dispositif et donc consommer 1000 litres d'eau par jour. La pompe est surdimensionnée afin de tourner sur un régime minimum à faible consommation électrique. Pour compenser l'évaporation d'eau j'ai programmé une sorte d'arrosage automatique qui ajuste exactement la quantité volatilisée. Après l'exposition, j’aimerais réemployer la matière première. Si je n'étais pas dans la capacité de la garder j’aimerais faire un épandage. Comme pour Geysa où la terre a été rendue à la nature. »

Le cycle, la suite d'événements qui s'enchaînent et se répètent, le réemploi, le déclin, la naissance, sont des thématiques fortes dans la démarche de Léaustic qui est convaincu que « l'être humain fait partie d'un tout, il se sert mais il sert aussi la nature. » « Je veux communiquer visuellement sur les choses. Pas générer un objet mais générer une pensée, dit-il. Cet ensemble met en acte des choix de production, d'images, d'événements pour aider le spectateur à produire ses concepts. A partir de l'association d'une matière, d'un mouvement, d'une forme, en la vidant de toute moralisation, je cherche à déterminer comment on peut générer une réflexion sur le monde en passant par la contemplation, le sublime, l'émerveillement, la curiosité. L'argile est une matière créée par arrachement aux roches, par érosion. Quand on manipule de la Terre on est en lien avec l'histoire de l'humanité. Dans La Terre est-elle ronde ? la chute perpétuelle de terre donne l'illusion de voir une infinité de matière qui se trouve sur la planète, inépuisable. » On peut interpréter de bien des façons cette œuvre, y voir un processus de métamorphose où la terre se régénère ou bien l'annonce d'une dystopie, la représentation de la catastrophe, de la submersion totale. « Ces deux angles ne sont pas incompatibles, estime Léaustic. La phénoménologie qu'on retrouve dans les cataclysmes naturels participe à une esthétique de la catastrophe qui place le regardeur entre répulsion et attraction, effroi et attirance. Dans le déchirement que je génère on peut apprécier à la fois la sensualité de la coulée de boue et la violence de l'éclatement du mur. Cette dualité ambivalente est un fil sur lequel je marche et à laquelle participe la dimension sonore presque oppressante, captée sur le dispositif et amplifiée en infrabasses mettant l’accent sur le pouvoir tellurique des éléments mis en jeu » explique Léaustic qui se dit accompagné par les pensées d’Emilie Hache1, Bruno Latour, Catherine Larrère2, Isabelle Stengers, Jean-Pierre Dupuis.

Né en 1985, Léaustic fait partie de nouvelles générations artistiques nourries par la diversité de démarches qui s'éveillent dans les écoles d'art et qui reconnaissent « l’importance du medium (le corps physique) dans la construction de l’entité symbolique/objet d’art »3. Il a aussi frotté sa sensibilité aux dispositifs, ses projets empruntent à un large éventail de cultures (sub ou high, local ou global) et à tous les savoir-faire notamment scientifiques et technologiques. Questionnant le monde dans lequel il l'a fait naître, il inscrit cette pièce dans une recherche fondamentale qu'il mène avec le Centre des Mathématiques Appliquées (CMA) et l'EnsadLab.4

Recherche qui porte sur une lecture critique des savoirs scientifiques en utilisant les moyens de création pertinents pour mettre en perspective ces questions. « Le CMA utilise la modélisation prospective pour mettre en regard la globalisation économique et les changements climatiques, explique-t-il. Son objectif est d'avoir une vue sur les sociétés qui s’annoncent en fonction de la problématique de la raréfaction des matériaux et de toutes les interrogations que cela pourra poser. Ainsi j'ai fait une liste de matériaux qui condensent les enjeux environnementaux comme la terre, l'eau, le carbone, et j'en fais le terreau des œuvres que je suis en train de concevoir. Les données traitées par le CMA créent des scénarios réalistes, qui prennent en compte l'état de nos connaissances actuelles, mais qui sont aussi de l'ordre de la fiction, donc nécessairement faux. Ce n’est pas pour autant de la science-fiction car ils ne peuvent pas mettre en jeu une science ou des technologies qui n'existent pas encore. Ces scénarios d'anticipation sont la genèse de mon travail. Ma pensée principale est d'incarner une réflexion au travers de productions artistiques, le but n'est pas d'être catastrophiste mais d'exploiter la phénoménologie et la morphogenèse naturelle pour en faire valoir l'expérience sensible. »

Attaché avant tout à l'artisticité5 de l'œuvre, à son pouvoir et aux actions qu'elle peut susciter, Léaustic souhaite qu'à l'apparence matérielle réponde une rigueur scientifique. Mais il se refuse à se plier à des attentes morales déléguant ce rôle au public. Ses installations convoquent les imaginaires contemporains imprégnés par les informations alarmantes auxquelles ils sont de plus en plus nombreux à accorder du crédit. Chaque visiteur, à partir de son expérience particulière, détermine la valeur sensible et conceptuelle de cette œuvre.

 

Anne-Marie Morice

1 Ce à quoi nous tenons. Propositions pour une écologie pragmatique, Paris, 2011, La Découverte

2 Du bon usage de la nature : pour une philosophie de l'environnement, avec Raphaël Larrère, Paris, Aubier, 1997

3Hans Belting, Andrea Buddensieg, and Peter Weibel (eds.), The Global Contemporary and the Rise of New Art Worlds, Cambridge, MA: The MIT Press, 2013.

4 CMA Laboratoire de l'Ecole des Mines, EnsadLab . Laboratoire de l'Ecole nationale supérieure des arts décoratifs

5 Jacques Rancière

 

Vu à

104 (Paris)

Exposition Jusqu'ici tout va bien

Daans le cadre de la Biennale Nemo

Dau 3 octobre 2019 au 9 février 2020