Archives d'un présent installation comprenant une vidéo et un ensemble photographique. Prélude à vos ombres, déplacées (vidéo HD 17 minutes avec sous-titrage, création musicale Philippe Valembois). Photographies de famille (25 tirages sur papier photo prestige, hauteur 10 à 25 cm, largeur 7 à 22 cm). Saisie de vos traits, disparus (32 tirages pigmentaires avec marge sur papier MOAB 30x40 cm).
« Ce monstre si grand qui est l’indifférence de l’État (…) »
« Je ne crois pas en Dieu, car s’il existait, tout cela ne se passerait pas. »
« Nos vies ne valent-elles pas plus cher qu’un territoire ? »
Luz Léon Ramírez, Luisa Victoria Álvarez, Blanca Nubia Diaz
Les Archives d’un présent, réalisées par Catherine Poncin, nous inspirent d’emblée une grande émotion. Perception sensible du conflit et des victimes, sa démarche nous extrait de l’anesthésie dans laquelle nous, les Colombiens, nous sommes plongés. De fait, les images de la douleur ont tellement submergé la conscience collective du pays qu’elles s’en trouvent aujourd’hui quelque peu banalisées. La multitude des images aveugle et ne nous permet plus de développer un regard critique sur le politique. Par la réactivation d’archives, Catherine Poncin aborde l’histoire du conflit d’une autre manière.
Alors que les récents dialogues de paix entre le gouvernement et les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) nous permettent d’espérer une issue prochaine au conflit qui, depuis 70 ans, affecte la Colombie, Catherine Poncin a réalisé autour du thème de la disparition et des déplacements forcés un travail respectueux et sensible. Elle s’est refusée à user de la douleur comme d’un motif formel, elle n’a pas non plus réalisé un reportage en terrain de conflit pour en débattre ensuite en zone de confort.
En se rapprochant d’associations de protection des victimes et en suivant un protocole de prise de contact, Catherine Poncin a pu rencontrer des protagonistes, porteurs de l’histoire de ce conflit. C’est une « autre histoire », sous-terraine, qu’on lui confie, celle des anti-héros, des syndicalistes engagés, des mères et de leurs enfants. « Cette phase du travail consiste à faire émerger leurs paroles allant jusqu’à dérouler des récits de violence que chacun porte en lui, dans sa chair », confie l’artiste.
Catherine Poncin détaille sa démarche : « les rendez-vous avec des témoins, pour la plupart des femmes, s’effectuent alors qu’elles rentrent chez elles. Sans voyeurisme. Cela me permet de mieux comprendre leurs parcours, leur culture, la région d’où elles viennent, leur conception des quartiers. Je m’immerge ainsi dans leur environnement, leur logement, leur vie, m’y attarde le plus possible, partageant un café, un gâteau, des gourmandises. Le rapport à la nourriture représente pour moi un préambule, une contribution à la conversation. Puis, ensemble nous échangeons sur nos rôles de mères, l’âge de nos enfants, le bonheur, la séparation, le vide et la reconstruction. Si je ne maitrise pas la langue espagnole, ne pas comprendre le sens précis des mots me permet de mieux entendre les voix. Je perçois avec encore plus d’intensité le sens profond des témoignages que l’on me livre. »
Ce n’est donc pas particulièrement sur l’histoire du conflit que l’artiste travaille mais bien à partir de ces rencontres, interviews et collectes de photographies de famille. Mis bout à bout, ces fragments intimes forment un témoignage poignant. Le projet Archives d’un présent est pertinent en ce qu’il prévient le risque qu’une mémoire si fragile puisse un jour être occultée.
Les 25 photographies originales que l’artiste a fait revivre sont nommées, en Colombie, « retablos ». Ce sont des portraits couleur ou noir et blanc de personnes disparues, habituellement contrecollés sur contre-plaqué ou plastifiés. En écho à leurs plaintes, femmes et associations exhument lors des rassemblements ces icônes qui portent la mémoire de leurs proches disparus. Elles sont usées par les marques du temps, les manipulations, les expositions en plein air : le contour des visages s’estompe, l’image semblant être destituée de sa chair. L’usure creuse leur surface, prive leurs traits de signes particuliers pour ne laisser subsister qu’une figure spectrale, prémices à sa disparition. Où se trouve aujourd’hui l’image originale ? La première ou la dernière ? Celle saisie à la hâte, la plus ressemblante, celle brandie dans un commissariat de police. Ultime empreinte de la présence à ses côtés du fils, du père, du frère, elle est portée à disparaître, à s’évanouir. Cette photographie a tant été dupliquée, photocopiée, retouchée, que son grain se confond en pixels. Ses couleurs virent de teintes. Chaque portrait persiste cependant, malgré ses mutations, à constituer une preuve à charge.
La fascination de Catherine Poncin pour les retables a été croissante. Parce qu’elle voulait les protéger d’un effacement prochain, elle a voulu les mettre à l’abri en leur conférant le statut d’archives. Avec le soutien de l’Alliance française de Bogotá, elle a rencontré l’association ASFADDES et, après négociations, elle a pu en disposer pour concevoir une installation composée d’un ensemble de cent portraits, accompagné de bris de miroirs. Fragiles appels de lumière adressés aux visiteurs, ces derniers font allusion aux disparus, aux corps disséminés sur le territoire colombien et dont, à ce jour, les dépouilles n’ont pas été retrouvées. L’objectif, à l’issue de l’exposition, est d’inventorier ces photographies, d’en constituer un fichier numérique et de leur permettre de rejoindre le patrimoine iconographique colombien.
Saisies de vos traits, disparus (Photographies)
A partir des « retablos » qualifiés par l’artiste d’« archives d’un présent », Catherine Poncin a réalisé trente-deux portraits. Elle a visionné et minutieusement retravaillé des fichiers numériques constitués à partir des portraits transmis par plusieurs structures associatives de défense des victimes. Dans cet ensemble, le rapport à la littérature, si souvent associé à l’univers de l’artiste, se manifeste une nouvelle fois.
Elle semble répondre à Balzac qui considérait la photographie comme la réminiscence du spectre. Par son implication dans le sujet, elle sublime ces figures fantomatiques. Elle retranscrit l’apparition d’un dernier sourire, les stigmates de l’angoisse, et de la terreur. Les spectres ne lui font pas peur, elle les habite. L’artiste fait basculer l’image, met en péril le sujet, créant ainsi l’annonce d’un non-retour, celle d’une perte annoncée. Elle fabrique l’empreinte d’un masque mortuaire qui résonne avec la sacralisation de l’iconographie catholique et le statut si particulier que celle-ci occupe lorsqu’elle est associée aux rites animistes du nord de la Colombie. Gabriel Garcia Márquez semble la guider dans ces thèmes. Elle rejoint la subjectivité qu’il exprime dans son œuvre lorsqu’il fait état de visions, d’apparitions et d’évanescences.
Le terme de chaman a déjà été concédé à l’artiste lors de traversées improbables qu’elle a pu mener à travers le monde. C’est comme si, par transfert et partage, sa présence devenait invisible… Elle le dit très bien elle-même : « Je m’insinue et capte des fragments de vie, de voix, de sons. » Cela se traduit dans son extrême implication, dans son rapport à l’autre, dans la manière dont elle habite l’image d’archives et aborde l’histoire populaire.
Prélude à vos ombres, déplacées (Vidéo)
C’est à partir d’enregistrements sonores réalisés auprès de témoins touchés par le conflit que se construit la trame narrative du film. L’image, composée d’un unique travelling, captée à partir d’un train qui semble traverser toute la Colombie, induit le rapport aux déplacements forcés.
Catherine Poncin fragmente, tisse et orchestre autant le son que l’image, s’éloignant des poncifs mélodramatiques par la dissonance qui intervient entre l’un et l’autre.
La violence du conflit transparaît dans les voix, expressions, soupirs, associés au défilé spectral du paysage. Elle se décline sous la forme d’un monologue, puis d’interventions, pour au final former un chœur, une plainte unanime et bruyante. La création musicale de Philippe Valembois qui accompagne les voix renforce cette impression, entremêlant trois pièces pour piano et une quatrième pour flûte à bec aux récits, silences, images. Le regard, quant à lui, se perd dans la brume des paysages traversés et leur absence habite la profondeur de champ. L’espace temporel qui réside entre témoins et disparus semble ainsi se confondre.
Photographies de famille (Installation)
L’album, la boîte ou l’étui qui renferme les photographies de famille est un repère temporel dans l’existence des déplacés. Leurs maisons, leurs terres, ils ont été contraints de les abandonner. Que reste-t-il à transmettre aux enfants pour leur conter la région dont ils sont issus, leur culture ancestrale et leur faire découvrir le visage de leurs aïeux ? La photographie de famille contient tout cela.
A l’appui de leurs récits, les témoins ont dévoilé à Catherine Poncin cet unique patrimoine familial. L’image prend ici tout le sens du « ça a été » de Roland Barthes. La preuve est ici sur ce bout de papier révélé, tirage jauni, découpé pour prendre le moins de place possible. Ces trésors d’intimité, Catherine Poncin les a réinstallés dans une vitrine à partir de reproductions. Elles sont ici preuves et pièces à conviction d’une tranche de vie emplie d’émotion et de dignité.
Ce corpus de travail trouve son aboutissement, au-delà de l’exposition à l’Alliance française de Bogotá, dans un livre d'artiste qui rassemble ces différentes iconographies pour faire écho à la dimension mémorielle et patrimoniale du projet Archives d’un présent.
Ricardo Arcos-Palma et Catherine Poncin
Vu à
Alliance Française de Bogota (Colombie)
Du 16 avril au 16 juillet 2015
Livre d'artiste avec DVD, Editions Filigranes, 2015
Site
http://www.fillesducalvaire.com/fr/artists/11/Catherine-Poncin