Phyto-Travellers : Magnolia, (Detail 2), Jardin, Noms écrits, 2025, © Eva-Maria Lopez
Les œuvres de l’artiste allemande vivant en France Eva Maria Lopez questionnent la nature, la société, l’environnement. L’artiste part le plus souvent de nos ressources végétales familières qu’elle nous entraîne à regarder différemment. C’est à partir de recherches scientifiques et historiques approfondies, qu’elle propose de nouvelles lectures de notre écosystème quotidien.
L’installation Phyto Travellers au ZKM de Karlsruhe fait parler les nombreux documents historiques et archives qu’elle a consultés sur le sujet depuis l’épidémie du Covid. La conquête de l’Amérique à la fin du XVe siècle lui a inspiré cet étonnant récit qui nous permet de comprendre intimement qu’au même titre que l’espèce humaine, la plupart des plantes ont subi des déplacements et des processus de colonisation accompagnés de vastes conséquences. En effet les Européens ne se sont pas contentés d’être des découvreurs, ils ont sélectionné, prélevé et fait voyager les végétaux. Ces dernières, choisies parmi les plus utilitaires, pouvaient être cultivées facilement et générer de l’économie comme le maïs, la tomate et la pomme de terre. Nos connaissances des propriétés médicinales de nombre d’entre elles se sont malheureusement souvent perdues au cours de ces transferts.
« Plus tard, explique Eva-Maria Lopez, se sont ajoutées des plantes ornementales collectées et importées pour leur beauté ou leur exotisme par des chasseurs de plantes et des chercheurs. Outre les espèces introduites intentionnellement, certaines sont arrivées involontairement – comme celles dites de ballast[1] qui, transportées en voiliers, sont encore aujourd'hui disséminées par les porte-conteneurs. » Ainsi le projet Ballast planter que l’artiste a présenté en 2024, à la Triennale d'Oslofjord[2], révèle grâce à des cyanotypies, certaines de ces passagères botaniques silencieuses, en l’occurrence celles qui ont colonisé le fjord de la capitale norvégienne.
En 2025, Eva-Maria Lopez a enchaîné avec Phyto Traveller qui se focalise sur le nom donné à ces plantes ainsi introduites chez nous, celui de néophytes – selon l’étymologie latine : « nouvelles plantes ». Cette installation aux proportions imposantes s’attache à l’histoire de ces plantes néophytes, maintenant si profondément enracinées dans nos jardins si familières qu'elles sont souvent considérées comme indigènes. « Certaines de ces « précieuses vertes » sont devenues des espèces envahissantes au fil du temps, dit-elle, mais la plupart d'entre elles se sont solidement établies comme plantes cultivées dans les jardins et les espaces verts publics. Leur popularité tient pour beaucoup à leur apparence attrayante et leur grande capacité d'adaptation et de multiplication. Cependant, d'un point de vue écologique, elles sont souvent peu utiles. Les scientifiques remarquent que n’étant pas adaptées à notre faune locale elles n’offrent guère d'habitat aux insectes et aux oiseaux. Si un seul chêne abrite plus de mille espèces d'insectes et environ vingt-cinq espèces d'oiseaux, un platane en accueille à peine plus de cinq. Des exemples d’appropriation tels que le rhododendron, le laurier-cerise ou le bambou ne parlent pas seulement de la migration globale des plantes, mais reflètent les courants et les idéaux qui, à différentes époques, ont constitué les tendances en matière d'aménagement des jardins. Au cours de ces voyages, en perdant leur biosphère nombre de plantes ont aussi perdu leur identité. Ainsi le camélia, plante de la famille des théiers appelée cha ou chai en Asie depuis des millénaires, a reçu son patronyme européen au 18e siècle du naturaliste suédois Carl von Linné par référence au prêtre jésuite botaniste Georges Joseph Kamel. L'histoire des néophytes ne se résume donc pas à une histoire transcontinentale de migration botanique : elle est aussi irrévocablement liée à l'histoire du colonialisme, à sa violence symbolique et son appropriation culturelle. »
Dans l’espace Kubus du ZKM de Karlsruhe, très visible de la place publique, E-M. Lopez a conçu une scénographie qui associe la Niña, le plus petit bâteau de la flotte de Colomb, aux caractéristiques jardins potagers européens. La surface plantée épouse les formes de cette caravelle au bord de laquelle les premières plantes sont arrivées en Europe en 1492. Devenant le signe de ce transport, le plan de la Niña est reproduit à l'échelle 2:3 à l'aide de palettes européennes de fret. Ce sont les noms autochtones originaux des espèces migrantes qui, inscrits sur des lamelles de verre, les définissent pour le public. Ce vaste jardin intérieur devient un symbole fort de l’exil végétal qui a concouru à la constitution de notre patrimoine botanique européen. L’exposition Phyto-Travellers se transforme ainsi en une archive vivante alors que le geste narratif d’Eva-Maria Lopez nous permet de nous saisir d'un pan insoupçonné de la colonisation.
Anne-Marie Morice
Vu au
ZKM Centre d’art et des médias
Centre d'art et de technologie des médias de Karlsruhe
Exposition individuelle dans le cadre de la série Fellow Travellers
Du 26.07.2025 au 26.10.2025
Zkm.de
Site de l’artiste
[1] Ballast : poids mis à bord pour assurer la stabilité d’un navire qui n’a pas la cargaison suffisante pour lui donner la stabilité voulue. e